Le livre des vingt-quatre philosophes

Le livre des vingt-quatre philosophes

à propos de : Le livre des vingt-quatre philosophes. Résurgence d’un texte du IVe siècle. Introduction, texte latin, traduction et annotations par Françoise HUDRY, Histoire des doctrines de l’antiquité classique XXXIX, Vrin, Paris, 2009, 225 p.

Saint Augustin accordait une telle importance au livre de la Genèse qu’il en rédigea plusieurs commentaires inachevés avant de réaliser son De Genesi ad litteram en 12 livres. Il en va de même pour l’heureuse ténacité de Françoise Hudry devant l’opuscule connu sous le nom de Livre des XXIV philosophes. Scruté une première fois en 1989 (éd. Millon), édité en 1997 dans la prestigieuse collection du CCCM au tome 143A, son étude de 2009 nous livre la saveur des fruits savamment cultivés et longuement mûris. Sans craindre de filer la métaphore d’une fable célèbre, la profondeur avec laquelle Madame Françoise Hudry laboure le champ de sa recherche lui permet d’exhumer à  nos yeux un trésor qu’il serait insensé de ne pas considérer avec attention et admiration. Le second titre de cet ouvrage nous en donne l’élément central : résurgence d’un texte du IVe siècle. Le Livre des XXIV philosophes apparu au Moyen Age, fut édité pour la première fois en 1927. Les recherches entreprises à  son sujet marquèrent une différence importante entre le témoin le plus ancien du texte (le manuscrit de Laon) et la versio communis : » Les singularités du manuscrit de Laon ont ainsi suggéré l’hypothèse d’une origine antique du texte, sans que celle-ci puisse être alors précisée » (p. 9). Après avoir exploré en 1987 la voie aristotélicienne (le De philosophia perdu d’Aristote), F. Hudry nous livre en 2009 les résultats d’une enquête remarquable qui lui permet de restituer à  Marius Victorinus le Livre des XXIV philosophes (p. 144). Cette restitution se déroule en cinq étapes principales. Après avoir, dans une introduction, rappelé l’apport issu de l’étude des manuscrits, F. Hudry fait remarquer en un premier chapitre que la forme même du texte répond à  certaines préoccupations de Marius Victorinus. Celui-ci est le seul rhéteur romain connu à  avoir donné un traité théorique concernant l’art de la définition. Les sentences, contenues dans l’opuscule étudié, correspondent ou renvoient pour les 2/3 (voir le tableau p. 14/15) à  la classification proposée par Marius Victorinus, avec cette particularité remarquable que la sentence XXIV qui propose une définition ad essentiam, ce qui correspond à  la première définition proposée par Victorinus (selon la substance), se présente dans le manuscrit par une simple répétition de la sentence XXIII : manière d’exprimer qu’il n’est aucune définition possible de l’essence divine. » Le vingt-quatrième philosophe, c’est-à -dire l’auteur lui-même, ne donne pas de définition finale de Dieu, semblant signifier par là  que l’absence de définition est la seule qui corresponde à  la suressence divine, la seule façon d’exprimer Dieu selon la raison, ce qui est aussi la position de Victorinus » (p. 80, et aussi p. 20). Le second chapitre, le plus long, le plus dense et le plus riche (p. 23-87) traite de la question des sources pour chaque sentence proposée ainsi que pour le commentaire qui la suit. F. Hudry présente d’abord une classification des différentes sentences selon trois thèmes fondamentaux : « l’essence de la vie divine, la puissance divine, et l’incognoscibilité divine » (p. 24), le premier thème contenant douze sentences et chacun des suivant six. Chaque sentence, en fonction de ces thèmes, est ensuite très minutieusement étudiée et le résultat de la recherche des sources permet à  chaque fois de dresser un tableau de correspondances entre les différents passages des sentences et les textes des sources identifiées. L’enquête, toujours prudente et argumentée, permet à  F. Hudry de conclure : « L’ensemble de ces sources apparaît ferme et cohérent. Dans chacune d’elles, l’auteur trouve un complément à  l’autre. Les pythagoriciens fournissent les deux images introductives, l’unité et centre de la sphère, dont la seconde parcourt tout le Liber. Philon donne un Dieu unique et créateur et élabore la nature de son Logos. Les textes sapientiaux de la Bible individualisent davantage la Sagesse divine co-créatrice. Le commentaire In Parmenidem de Turin apporte un Intellect « indéterminé » qui prend son individualité à  l’égard de l’Un, et il définit les conséquences de l’absolue transcendance divine. Porphyre décrit la relation entre l’Un-père et l’Intellect-fils dans l’autogénération de celui-ci, et ses principaux traits. Aristote donne à  Dieu des modalités que l’on peut appliquer à  la création et celles de sa vie comme Moteur immobile et Intellect de lui-même. Plotin, enfin, explicite la nature de ces réalités intelligibles elles-mêmes et de leur relation, ainsi que celles avec l’âme ou la matière » (p. 87). La coexistence de ces sources rares permet de situer le Liber d’une manière particulièrement remarquable : « La forte présence, appuyée sur des traductions précises, du commentaire In Parmenidem de Turin, dont on ne connaît jusqu’ici qu’un seul manuscrit, du Ve-VIe s., et encore un manuscrit palimpseste, c’est-à -dire où le texte grec d’origine sur le parchemin délavé est sous-jacent à  un autre écrit, latin, copié par dessus en raison de la rareté du parchemin ; la présence également de Philon, dont les ouvrages jamais traduits en latin furent vite oubliés de l’occident, tendent à  situer le Liber XXIV philsophorum au IVe siècle de notre ère, au temps où Plotin et Porphyre demeuraient connus des Latins, où saint Ambroise utilisait Philon et allait se heurter encore à  Milan, à  l’arianisme de l’impératrice Justine (386) » (p. 87). Ces premiers résultats déjà  impressionnants sont en outre renforcés par une prise en compte de la méthode mise en œuvre dans l’utilisation des sources : traduction simple, réaménageant, simplifiant ou combinant les textes et aussi par la particularité du vocabulaire : notamment l’emploi d’existentia, et d’essentia (chapitre III). Le rapport avec la question arienne qui demande de combattre l’hérésiarque sur son propre terrain philosophique (Chapitre IV) continue de convaincre le lecteur. Enfin les témoignages de Marius Victorinus (Chapitre V), tirés non seulement des Traités théologiques contre Arius, mais aussi des Commentaires des Epitres de Paul, en particulier, l’Epitre aux Ephésiens II, 4, 10 qui permet d’éclairer le sens du terme bonitas comme amour qui lie le Père et le Fils, terme présent dans les sentences X et XV (voir p. 46-47 et 55). Les témoignages sur Marius Victorinus (Chapitre VI) sont eux aussi importants, en particulier la description qu’Augustin fait des libri platonicorum qu’il présente, entre autres, comme des guttae paucissimae, un très petit nombre de gouttes d’un parfum précieux, ce qui correspondrait aux courtes sentences et rapides commentaires qui composent ce Liber. Enfin le chapitre VII rend compte, à  partir d’un commentaire de Conf. VII, IX, 15, 1-11 et 20-24, du rejet de la comparaison de la sphère divine sans limite (infinie) en raison des traces de culte cosmique qui pouvait lui être attachée et des risques de panthéisme qui en découlaient. La seconde partie de l’ouvrage présente une traduction nouvelle des sentences avec le commentaire propre à  chacune. Le texte latin porte en note le renvoi direct aux textes sources qui sont proposés, tandis que les notes attachées à  la traduction renvoient aux lieux parallèles chez Victorinus. Une bibliographie et quatre index complètent la traduction.

En conclusion F. Hudry note : « par son ancienneté et son originalité, le Liber XXIV philosophorum mériterait un commentaire doctrinal approfondi ainsi qu’une recherche sur sa probable influence sur Augustin (p. 145) ». Nous voudrions par quelques remarques trop succinctes, commencer à  explorer les conséquences de cette passionnante étude. Ce que F. Hudry compare à  une méthode identique à  celle du patchwork (p. 90), qui hérite du procédé du « collage » analysé par Cristina d’Ancona, répond de manière quasi parfaite à  l’explication et au déploiement de ce que P. Hadot appelle des schèmes : « ces complexes de pensée, dans lesquels souvenirs plotiniens et porphyriens, citations scripturaires et réflexion théologique forment un bloc presque impossible à  décomposer. » (« Citations de Porphyre chez Augustin (à  propos d’un ouvrage récent) » Revue des études Augustiniennes, 6, 1960, p. 205-244, p. 244.). Les analyses que proposent F. Hudry et qu’elle livre à  l’examen de ses confrères sont remarquables et exemplaires dans le déploiement de ces complexes de pensées impossible à  décomposer. En ce qui concerne la relation entre le Liber et l’influence qu’il pourrait avoir sur Augustin, nous voudrions attirer l’attention du lecteur sur quatre points. Premièrement, même si le Liber semble correspondre à  la description des libri platonicorum et au contenu qu’y trouva ou que refusa Augustin (voir les chapitres VI et VII), que fera-t-on alors de la connaissance qu’il a eu du De regressu animae d’une part et d’autre part du Zétèma de Porphyre sur l’union de l’âme et du corps dont les études de J. Pépin (voir en particulier Revue des Etudes anciennes, 86, 1964, p. 53-107) ont montré les traces ne serait-ce que dans le De immortalitate animae. S’il faut restreindre les libri platonicorum au seul Liber que faire des ces autres textes dont une certaine connaissance par Augustin est déjà  assez bien attestée ? Celui-ci aurait-il par la suite étendu ses lectures à  d’autres textes ? Pourquoi alors n’en parle-t-il pas comme il le fait pour la lecture des Catégories (Conf. IV, 7, 28) ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer que les libri platonicorum constituaient un dossier de textes et d’extraits de textes traduits en latin dont le Liber ferait partie, sans restreindre les libri platonicorum à  cette seule collection de sentences ? Deuxièmement la présence de ce texte dans un plus ample dossier peut permettre certains rapprochements dont il faudra approfondir ultérieurement la pertinence. La prière qui ouvre les Soliloques a fait l’objet de multiples études pour montrer sa dimension trinitaire. Dans un travail paru en 1990 (« Recherche de Dieu, Incarnation et philosophie : Sol. I, 1, 2 – 6 », Revue des études Augustiniennes, 36, 1990, p. 91 – 119) j’avais proposé l’hypothèse d’une dimension davantage christologique de cette prière, la dimension trinitaire devant se comprendre comme toile de fond d’une démarche centrée sur le Christ accomplissant la quête philosophique, ce qui correspondait aux préoccupations d’Augustin à  cette époque. La relation très importante que la prière dresse entre le Père et le Fils pourrait-être mieux comprise si le Liber est ou fait partie du dossier des libri platonicorum. De même la retractatio d’Augustin à  propos de Sol. I, 1, 4 : » Celui qui engendre et celui qu’il engendre est un (qui gignit et quem gignit unum est) » qu’il remplace en Retract. 4, 3 par la citation de Jn. X, 30 : « Mon Père et moi nous sommes un » pourrait-être la trace de l’influence de ce qu’il a lu dans le Liber sur la relation entre celui qui engendre et l’engendré et qu’à  l’époque de la rédaction des Soliloques (387) il n’a pas encore complètement assimilé (voir par exemple la sentence XV et XXII). Troisièmement quand dans la Lettre XI, 3-4 (388-391) répondant à  une question de Nebridius sur l’Incarnation, Augustin lui écrit qu’il n’y a aucune substance qui n’ait en elle trois choses : qu’elle soit (ut sit), qu’elle soit ceci ou cela (hoc vel illud sit), qu’elle demeure autant qu’elle le peut en ce qu’elle est (in eo quod est maneat quantum potest), que le premier point désigne la cause (causa) le second l’espèce (species) le troisième la manentia, et qu’il applique ceci à  la création par l’intermédiaire du Fils dont la species est de se manifester comme ars, disciplina ou intelligentia par laquelle l’âme est formée à  la connaissance des choses ; tous ces développements pourraient être compris comme un écho de ce que la sentence XXII affirme : « c’est grâce à  l’engendré que les choses peuvent recevoir l’origine de leur essence, peuvent être stables dans leur être, peuvent demeurer dans une même forme (suum initium suae essentiae perciperent per genitum, in esse starent, in uniformitate permanerent) » (p. 196-197). Quatrièmement et enfin pour ne pas allonger notre propos F. Hudry mentionne elle-même le lien que id ipsum, présent dans la Sentence VIII, comme source de vie, pourrait avoir avec Conf. IX, X, 24. Ce point ouvre le champ à  une recherche passionnante qui suffirait à  manifester l’importance de cet ouvrage. Que son auteur en soit vivement remercié.



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